Inquiétude pour les prisonniers de guerre après la chute annoncée de Marioupol

POKROVSK, Ukraine — La saisie revendiquée par la Russie de l’aciérie de Marioupol qui est devenue un symbole de la ténacité ukrainienne donne au président russe Vladimir Poutine une victoire bien nécessaire dans la guerre qu’il a commencée. Elle vient achever un siège de près de trois mois qui a laissé la ville portuaire en ruines où plus de 20 000 habitants seraient morts.

Après que le ministère russe de la Défense a annoncé vendredi soir que ses forces avaient retiré les derniers combattants ukrainiens des tunnels souterrains de l’usine, l’inquiétude s’est accrue pour les défenseurs ukrainiens qui sont désormais prisonniers aux mains des Russes.

Denis Pouchiline, chef d’une région de l’est de l’Ukraine contrôlée par des séparatistes soutenus par Moscou, a déclaré samedi que les Ukrainiens considérés comme des héros par leurs concitoyens étaient sûrs d’être traduits en justice pour leurs actions en temps de guerre.

«Je crois qu’un tribunal est inévitable ici. Je crois que la justice doit être rétablie. Il y a une demande pour cela de la part des gens ordinaires, de la société et, probablement, de la partie sensée de la communauté mondiale», a déclaré l’agence de presse russe Tass, citant M. Pouchiline.

Les responsables russes et les médias d’État ont tenté à plusieurs reprises de qualifier les combattants qui se sont terrés dans l’aciérie d’Azovstal de néonazis. Parmi les plus de 2400 défenseurs de l’usine figuraient des membres du régiment Azov, une unité de la garde nationale aux racines d’extrême droite.

Le gouvernement ukrainien n’a pas commenté l’affirmation de la Russie de s’être emparée d’Azovstal, qui est resté pendant des semaines le dernier obstacle de Marioupol, et ainsi de remplir l’objectif longtemps recherché par Moscou de contrôler la ville, qui abrite un port maritime stratégique.

L’armée ukrainienne a indiqué cette semaine aux combattants terrés dans l’usine, des centaines d’entre eux étant blessés, que leur mission était terminée et qu’ils pouvaient sortir. Elle a décrit leur extraction comme une évacuation et non comme une reddition massive.

L’impact de la victoire déclarée de la Russie sur la guerre plus large en Ukraine est resté incertain. De nombreuses troupes russes avaient déjà été redéployées de Marioupol ailleurs dans le conflit, qui a commencé avec l’invasion russe de son voisin le 24 février.

Le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konachenkov, a rapporté samedi que la Russie avait détruit une base d’opérations spéciales ukrainienne dans la région de la mer Noire à Odessa ainsi qu’une importante réserve d’armes fournies par l’Occident dans la région de Jytomyr, dans le nord de l’Ukraine. Il n’y a eu aucune confirmation du côté ukrainien.

Dans son rapport opérationnel du matin, l’état-major militaire ukrainien a fait état de violents combats dans une grande partie de l’est de l’Ukraine, notamment dans les régions de Sievierodonetsk, Bakhmout et Avdiivka.

Depuis qu’elle n’a pas réussi à atteindre et à capturer la capitale de l’Ukraine, Kyiv, la Russie a concentré son offensive sur le cœur industriel de l’est du pays. Les séparatistes soutenus par la Russie contrôlent des parties de la région du Donbass depuis 2014, et Moscou veut étendre le territoire sous son contrôle.

Nouvelle aide internationale

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a exprimé sa gratitude à son homologue américain, Joe Biden, qui a signé samedi une nouvelle mesure d’aide de 40 milliards $ US pour la nation ravagée par la guerre. La moitié du financement fournit une assistance militaire.

M. Zelensky, dans une allocution à la nation traumatisée vendredi soir, a de nouveau exigé que la Russie paie «d’une manière ou d’une autre pour tout ce qu’elle a détruit en Ukraine. Chaque maison brûlée. Chaque école en ruine, chaque hôpital en ruine. Chaque maison explosée de la culture et de l’infrastructure. Chaque entreprise détruite.»

«Bien sûr, l’État russe ne reconnaîtra même pas qu’il est un agresseur, a-t-il poursuivi. Mais sa reconnaissance n’est pas nécessaire.»

Marioupol, qui fait partie du Donbass, a été bloquée au début de la guerre et est devenue un exemple effrayant pour les habitants du reste du pays de la faim, de la terreur et de la mort auxquelles ils pourraient être confrontés si les Russes encerclaient leurs communautés.

Alors que la fin approchait à l’aciérie, les femmes des combattants qui avaient résisté ont raconté ce qu’elles craignaient d’être leur dernier contact avec leurs maris.

Olga Boiko, la femme d’un soldat, a essuyé ses larmes en partageant les mots que son mari lui a écrits jeudi : «Bonjour. Nous nous rendons, je ne sais pas quand je te contacterai et si je le ferai. Je t’aime. Bisous. Au revoir.»

L’épouse d’un autre combattant, Natalia Zaritskaya, a déclaré que son mari avait rapporté plus tôt cette semaine que sur les 32 soldats avec lesquels il avait servi, seuls huit avaient survécu et la plupart avaient été grièvement blessés.

«Maintenant, ils sont sur le chemin d’enfer en enfer. Chaque centimètre de ce chemin est mortel», a rapporté Mme Zaritskaya.

L’aciérie colossale, occupant quelque 11 kilomètres carrés, avait été un champ de bataille pendant des semaines. Le groupe décroissant de combattants sous-équipés a résisté à l’aide de largages aériens de ravitaillement, attirant des frappes aériennes russes, de l’artillerie et des tirs de chars, avant que leur gouvernement ne leur ordonne d’abandonner l’usine et de se sauver.

Le président Zelensky a révélé dans une entrevue publiée vendredi que des pilotes d’hélicoptères ukrainiens avaient bravé les tirs antiaériens russes pour transporter des médicaments, de la nourriture et de l’eau vers l’aciérie ainsi que pour récupérer des corps et secourir des combattants blessés.

Un «très grand» nombre de pilotes sont morts au cours de leurs missions audacieuses, a-t-il dit. «Ce sont des gens absolument héroïques, qui savaient que ce serait difficile, qui savaient que voler serait presque impossible.»

La Russie a indiqué que le commandant du régiment Azov avait été évacué de l’usine dans un véhicule blindé en raison de la prétendue haine des résidants à son égard.

Aucune preuve d’antipathie ukrainienne envers le régiment nationaliste n’a émergé. Le Kremlin s’est emparé des origines d’extrême droite du régiment dans sa volonté de présenter l’invasion comme une bataille contre l’influence nazie en Ukraine.

Les autorités russes ont menacé d’enquêter sur certains des défenseurs de l’aciérie pour crimes de guerre et de les traduire en justice.

Les autorités russes ont menacé d’enquêter sur certains des défenseurs de l’aciérie pour crimes de guerre et de les traduire en justice. 

La chute de Marioupol fait avancer la volonté des dirigeants russes de créer essentiellement un pont terrestre entre leur territoire et la péninsule de Crimée annexée en 2014. 

Elle aide également le président Poutine à compenser certains revers cuisants, notamment l’échec de la prise de contrôle de Kiev, le naufrage du navire amiral de la marine russe dans la mer Noire et la résistance continue qui a bloqué l’offensive dans l’est de l’Ukraine.

La difficile documentation des crimes

Marioupol étant sous contrôle russe, les autorités ukrainiennes risquent d’être confrontées à des retards dans la documentation des preuves d’atrocités russes présumées dans la ville, notamment les bombardements d’une maternité et d’un théâtre où des civils s’étaient cachés.

Des images satellites en avril ont montré ce qui semblait être des fosses communes juste à l’extérieur de Marioupol, où des responsables locaux ont accusé la Russie d’avoir dissimulé le massacre en enterrant jusqu’à 9000 civils.

Plus tôt ce mois-ci, des centaines de civils ont été évacués de l’usine pendant les cessez-le-feu humanitaires et ont parlé de la terreur des bombardements incessants, des conditions humides sous terre et de la peur de ne pas s’en sortir vivants.

À un moment du siège, le pape François a déploré que Marioupol soit devenue une «ville de martyrs».

On estime qu’il reste 100 000 des 450 000 personnes qui y résidaient avant la guerre. Beaucoup, piégées par le siège de la Russie, se sont retrouvées sans nourriture, eau et électricité.

Le directeur général de Metinvest, une multinationale qui possède l’usine d’Azovstal et une autre aciérie, Ilyich, à Marioupol, a évoqué la dévastation de la ville dans une entrevue publiée samedi dans le journal italien «Corriere della Sera».

«Les Russes essaient de la nettoyer (la ville) pour cacher leurs crimes, a écrit le journal citant le directeur de Metinvest, Yuriy Ryzhenkov. Les habitants essaient de faire fonctionner la ville, de faire fonctionner à nouveau l’eau.»

«Mais le réseau d’égouts est endommagé, il y a eu des inondations et des infections sont à craindre» en buvant l’eau, a-t-il dit.

L’aciérie d’Ilyich a encore des infrastructures intactes, mais si les Russes essaient de la faire fonctionner, les Ukrainiens refuseront de reprendre leur travail là-bas, selon M. Ryzhenkov.

«Nous ne travaillerons jamais sous l’occupation russe», a-t-il conclu.

— Avec les informations de Yuras Karmanau à Lviv, Andrea Rosa à Kharkiv, Frances D’Emilio à Rome.