L’Ozempic préoccupe les spécialistes des troubles alimentaires

TORONTO — Adolescente puis dans la vingtaine, Debra Wells-Hopey achetait des magazines féminins par dizaines et dévorait tous les articles qui parlait de perte de poids.

Elle alignait diète sur diète et calculait la moindre calorie. Puis, lorsqu’une de ces diètes a finalement fonctionné, elle a continué à moins manger, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans les affres de l’anorexie mentale.

Si l’Ozempic avait existé dans les années 1980 et 1990, la femme d’Halifax, aujourd’hui âgée de 53 ans, pense qu’elle l’aurait pris. Elle se serait dit: «ça ne peut pas causer de troubles alimentaires parce que ces troubles sont plus complexes — avec des facteurs sociaux, psychologiques et biologiques».

Mais le fait de restreindre sa consommation de nourriture «constitue souvent un déclencheur» pour les personnes sujettes aux troubles alimentaires – et Ozempic pourrait être «un aller simple express», a déclaré Mme Wells-Hopey, qui s’est rétablie après un traitement à l’hôpital. Elle est maintenant gestionnaire de programme pour l’organisme «Eating Disorders Nova Scotia».

L’intense battage publicitaire pour l’Ozempic et pour ses médicaments frères alimente au Canada une «culture nocive de la diète» et une «honte du poids», selon certains spécialistes des troubles alimentaires. 

«Chaque fois qu’il y a une couverture médiatique de masse sur différentes stratégies (…) pour perdre du poids à court terme, cela va évidemment être un déclencheur pour nos patients et clients», a déclaré Ali Eberhardt, diététicienne au sein du programme de la Colombie-Britannique sur les troubles alimentaires à l’hôpital St. Paul’s de Vancouver.

Approuvé pour le diabète

Fabriqué par Novo Nordisk, l’Ozempic est approuvé par Santé Canada pour le traitement du diabète de type 2, en injection. Son médicament frère, «Wegovy», a été approuvé pour le traitement de l’obésité, mais n’est pas encore disponible au Canada. Étant donné que l’ingrédient actif, le sémaglutide, est le même dans les deux médicaments, des médecins canadiens ont prescrit l’Ozempic à des doses plus élevées pour certains de leurs patients obèses.

Les endocrinologues, spécialisés dans les troubles métaboliques, ont déclaré que lorsqu’ils sont prescrits pour perdre du poids, ces deux médicaments devraient traiter une obésité qui menace la santé d’un patient en raison de risques de maladies cardiovasculaires et d’autres problèmes — et non pas comme une solution rapide pour perdre du poids ou se mettre en forme. Ils ont également souligné que ces personnes obèses devraient continuer à prendre ces médicaments toute leur vie.

La pharmaceutique Novo Nordisk a assuré qu’elle n’approuvait pas l’utilisation non conforme d’Ozempic pour la perte de poids. Mais des spécialistes des troubles alimentaires affirment que le battage publicitaire autour de l’Ozempic renforce le message selon lequel la perte de poids devrait toujours être un objectif. Le médicament a également reçu des approbations non officielles d’influenceurs en ligne.

Santé Canada a déclaré que Novo Nordisk respectait la réglementation sur la publicité des médicaments, car il donne le nom du médicament mais ne dit pas à quoi il sert — «demandez à votre médecin», conclut la publicité, de façon énigmatique. Mais les experts de la santé soutiennent que les gens savent maintenant très bien que l’Ozempic peut être utilisé pour perdre du poids.

Par ailleurs, bien qu’Ozempic et Wegovy ne soient approuvés que pour un usage chez les adultes, des publicités sont également apparues au Canada pour le «Saxenda», un autre médicament fabriqué par Novo Nordisk qui agit de manière similaire pour couper l’appétit. Or, le Saxenda a été approuvé par Santé Canada non seulement pour les adultes, mais aussi pour les jeunes de 12 à 17 ans qui souffrent d’obésité.

Dans une récente déclaration envoyée par courriel à La Presse Canadienne, Novo Nordisk soutient que son Saxenda n’est destiné qu’aux adolescents obèses qui «répondent à des exigences spécifiques». La pharmaceutique ajoute que sa campagne de marketing pour le Saxenda est «destinée à un public adulte».

Les jeunes sont influençables

Pourtant, les spécialistes des troubles alimentaires affirment que la promotion d’un médicament amaigrissant approuvé pour les adolescents est préoccupante.

«Les adolescents sont très vulnérables aux messages d’autrui, aux messages des médias, ils constituent donc une population à très haut risque», a déclaré la docteure Leanna Isserlin, psychiatre au sein du programme des troubles alimentaires du Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario, à Ottawa.

La diététicienne Eberhardt, à Vancouver, est aussi de cet avis. «Nous constatons que les troubles alimentaires et les problèmes d’image corporelle affectent les enfants de plus en plus jeunes», a-t-elle déclaré.

La société «leur dit  »votre corps est un problème et vraiment, à tout prix, nous vous aiderons à changer votre corps ». Ce sont des messages qui restent avec les enfants toute leur vie.»

Bien que l’on entende davantage parler d’anorexie et de boulimie, le trouble alimentaire le plus courant est l’hyperphagie boulimique, aussi appelée «frénésie alimentaire», a souligné la psychiatre Isserlin.

Or, les personnes atteintes d’hyperphagie boulimique ont souvent du mal à accéder aux services de santé mentale, et elles ressentent souvent de la «honte» plutôt que de reconnaître qu’elles ont une «véritable» maladie psychologique, a-t-elle déclaré.

La docteure Isserlin s’inquiète du fait que des gens pensent à tort que l’Ozempic constitue un bon moyen de traiter l’hyperphagie boulimique, parce qu’il supprime l’appétit, au lieu d’aller chercher un traitement pour leur trouble alimentaire.

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